Ce film magnifique est le secret le mieux gardé de l’œuvre de Jacques Demy. Tourné en anglais, très mal distribué lors de sa sortie, puis devenu longtemps invisible, il demeure largement sous-estimé. Cette nouvelle incursion dans le Moyen Âge, immédiatement après Peau d’âne, se veut plus réaliste que l’adaptation du conte de Charles Perrault. Le cinéaste procède à un mélange subtil de reconstitution historique scrupuleuse et, comme à son habitude, de stylisation des décors et des costumes. Les tenues outrancières des membres du clergé renforcent leur allure menaçante, monstrueuse et grotesque. Les baladins et le joueur de flûte, en revanche, évoquent par leur accoutrement les hippies de l’époque du tournage. Coutumier d’un cinéma choral, Demy pousse ce principe à l’extrême en signant un long métrage sans véritable personnage principal. Malgré le titre du film, le joueur de flûte n’est pas le héros du récit, tout au plus un personnage annexe, plus spectateur qu’acteur, aux interventions épisodiques. Comme dans Les Demoiselles de Rochefort, une troupe de saltimbanques arrive dans une ville au début du film et la quitte à la fin. Si les forains des Demoiselles… observaient les jeux de l’amour et du hasard dans les rues multicolores de Rochefort, ceux du Joueur de flûte contemplent une danse de mort et de destruction. Demy décrit un monde sans morale ni Dieu (en dépit de l’omnipotence de l’Église catholique), uniquement gouverné par l’obscurantisme et la cupidité. Les évêques invitent le seigneur de la ville à construire une cathédrale en échange d’indulgences, tandis que le pape recrute une armée pour partir en guerre. « Je veux une cathédrale, et le pape veut des morts », ironise le bourgmestre, qui imagine de nouvelles taxes sur des produits que le peuple ne consomme pas, comme le sucre. Afin de grossir les rangs de l’armée, Franz propose d’enrôler des enfants de douze ou treize ans, « pour qu’ils meurent comme des grands ». Nous sommes au début des années 1970, époque libertaire et très politisée où se généralise au cinéma et ailleurs la critique des institutions et des structures de pouvoir. L’approche de Demy est beaucoup plus intime. Elle désigne une fois de plus les barrières qui empêchent les êtres de se rejoindre. Gavin amoureux de Lisa est séparé d’elle par la hiérarchie des castes, le mariage forcé de la jeune fille, puis le rapt du joueur de flûte. Le savant Melius, représentant des futures Lumières humanistes et philosophiques, mène un combat courageux mais perdu d’avance contre les puissantes ténèbres de l’Église catholique. L’originalité du scénario est accentuée par une mise en scène brillante et déroutante. Il s’agit sur le plan formel du film le plus expérimental de Demy. Le cinéaste systématise le recours au plan-séquence, refusant les gros plans pour se concentrer sur des travellings complexes et des mouvements d’ensemble qui enferment les personnages dans des espaces claustrophobes, lors des scènes de conspiration, du procès ou des noces. Le Joueur de flûte n’est donc pas l’illustration attendue d’une célèbre légende racontée aux enfants. C’est un film sombre, pessimiste et politique, plus proche d’Une chambre en ville que du féerique Peau d’âne.