De Jacques Demy, on gardera en mémoire quelques titres-phares : Lola, La Baie des anges, Les Parapluies de Cherbourg, et d’autres encore, Les Demoiselles de Rochefort, Model Shop, Une Chambre en ville, Trois places pour le 26. A chaque film, un port : Nantes, Nice, Cherbourg, Rochefort, Los Angeles, Marseille… Demy cinéaste de la ronde, de la musicalité, du tragique… Et aussi des acteurs : Catherine Deneuve, par exemple, actrice-fétiche révélée et magnifiée par Demy. D’autres témoins privilégiés : Michel Legrand, compositeur et complice, Bernard Evein, décorateur et compagnon de toujours, Paul Vecchiali, cinéaste et ami. D’autres contributions : celle d’une lectrice passionnée. Et celle, précieuse, d’Agnès Varda.

« Il n’y a pas de beauté qui n’ait pour source la blessure. » Cette phrase de Jean Genet citée par Paul Vecchiali dans sa critique des Parapluies de Cherbourg (Cahiers, n° 155) est à mon sens la plus juste qui ait jamais été appliquée au cinéma de Jacques Demy. Son film de fin d’études à l’école de Vaugirard portait déjà un titre (Les Horizons morts) qui pourrait s’appliquer à plusieurs de ses longs métrages, pour qui en doutait encore au temps des Parapluies ou des Demoiselles de Rochefort, Une chambre en ville en apporta l’éclatante confirmation. Si Demy ne s’intéresse guère au film de commande, Musée Grévin, sur lequel sa liberté est quasi nulle, on est frappé de la façon dont un sujet aussi anodin vire au tragique : rêvant qu’il s’est introduit de nuit dans le musée, le héros est menacé d’être transformé en statue de cire ; ce n’est qu’un cauchemar, mais à son réveil, on le chasse de la terrasse du café où il s’était endormi. De la même façon, dans La Mère et l’enfant, commande de la Sécurité sociale, lorsque la mère dit sa joie devant les premiers pas de son enfant, elle ne peut s’empêcher d’ajouter : « A travers ma fierté… perçait déjà une sorte d’inquiétude qui ressemblait fort à de l’angoisse. » C’est cette angoisse-là qui perce encore à la fin du Sabotier du Val de Loire, lorsque le commentaire constate : « Le fils n’est pas venu. C’est la première fois qu’il les laisse un dimanche. » L’écoulement irrémédiable du temps lui donne sa sérénité en même temps qu’une tonalité à la fois nostalgique et angoissée. Au dernier plan, sur l’eau du fleuve qui s’écoule, le commentaire note : « C’est toujours la même chose. C’est réglé comme ça depuis des années. Et demain ça recommencera. » Mais lorsque le fils avait constaté, en annonçant que Joubert ne passerait pas la semaine : « Il a soixante-quinze ans. C’est dans l’ordre. », le vieux sabotier n’avait pu s’empêcher de marmonner : « C’est dans l’ordre, c’est dans l’ordre… Bien sûr c’est dans l’ordre. Mais tout de même, quand ces choses-là arrivent… » Chaque geste de sa vie quotidienne est ainsi accompagné de l’angoisse de la mort comme de l’évocation du passé, qu’il s’agisse de son mariage ou du temps où, avec Joubert justement, il poursuivait les filles dans les fossés. Si la conclusion du vieil homme ouvre sur un hédonisme surprenant ou un fatalisme plus commun – « … il y a longtemps. Alors, ben dame, c’est pas la peine de se mettre martel en tête. Faut profiter du moment, c’est tout simple » –, tout le film démontre l’impossibilité de cette vie tout entière livrée au plaisir de l’instant. Dès le sabotier au travail, le commentaire nous dit que « Lui, c’est là qu’il est heureux. » Mais immédiatement sa pensée le porte vers « elle », vers le passé… Le présent pur n’existe pas dans le cinéma de Demy où se condensent toujours des temporalités différentes. C’est ainsi moins dans la comédie musicale hollywoodienne que dans la tragédie grecque que le cinéma de Demy s’enracine, si l’on veut bien admettre que le temps de la tragédie, au Ve siècle, est tendu entre passé mythique et légendaire (Homère) et formes de pensée contemporaines issues des nouvelles institutions juridiques et politiques. Le théâtre grec, où le déchirement de la conscience tragique partage le récit entre diverses instances (principalement les protagonistes de l’action dramatique et le chœur), présente nombre d’analogies avec le cinéma selon Demy. Il met dans la bouche de ses personnages – plus chez Euripide et Sophocle, certes, que chez Eschyle –, des vers composés selon une métrique plus proche de la langue parlée que celle utilisée dans la poésie épique ou les strophes lyriques réservées au chœur. Les héros légendaires s’expriment ainsi dans un langage populaire, trivial, désacralisé, qui est précisément l’une des plus évidentes caractéristiques de la langue du cinéma de Demy et sa première cause de rejet par un public guindé à qui cette tension entre trivialité et lyrisme est insupportable : il reste inadmissible à d’aucuns que l’on utilise le chant pour faire dire à une baronne – qui a certes « perdu sa particule et ses illusions » en épousant le colonel Langlois : « Je suis une conne », comme pour lui faire répondre par le prolo Guilbaud : « Vous êtes bourrée… » (Une chambre en ville). Il serait pédant de multiplier les références du travail effectué sur les mythes, contes et légendes (Peau d’âne, Le Joueur de flûte, Parking), Œdipe et l’inceste (Peau d’âne, Trois places pour le 26), à une certaine conception de l’espace dramatique, tragique, lyrique. Même lorsqu’il adapte une pièce de Cocteau (Le Bel indifférent) ou reprend (Parking), un mythe qui généra chez ce dernier une pièce (en 1925) et un film (Orphée, 1950), il ne s’agit ni d’adaptation, ni de transposition, ni, évidemment, de trahison, mais de véritable re-création, par un simple phénomène de décalage. Quand on lui propose le court métrage (Ars) sur Jean-Marie Vianney, il accepte lorsque, s’étant rendu sur les lieux, il comprend qu’il peut obtenir quelque chose de ce décalage entre les sermons hautement spirituels du curé d’Ars – mêlant un Dieu et un Diable à la réalité, plutôt aléatoire, de nos jours – et les rues, façades, trottoirs du village d’aujourd’hui. Chez Demy, cette notion de décalage est fondamentale. Le présent n’est jamais qu’un passé ou un avenir décalé, mi-passé, mi-futur. Son présent, son être-là, pour parler comme un philosophe allemand fort préoccupé de L’Être et du temps, existe à peine. Il en va de même des lieux. Outre que ce sont des lieux de « passage », ports, places, cafés, magasins, comme on l’a souvent remarqué, ils subissent ce même phénomène de condensation. Leur statut demeure fortement arbitraire. Avant-dernier film de Demy, Une chambre en ville est un de ses plus anciens projets, commencé sous forme romanesque en 1953 ou 1954. Son titre même évoque l’idée d’un lieu provisoire, que l’on traverse à la façon d’un port ou d’un bistrot, où l’on est à la fois chez soi et chez quelqu’un d’autre, d’un lieu où s’additionnent les signes de sa propre vie comme de celles qui l’ont précédée (et, sait-on jamais, de celles qui la suivront). Mais les lieux ont aussi une autre fonction qui nous ramène précisément à la tragédie. Dès Le Bel indifférent, le décor perd sa fonction strictement réaliste – comme les personnages des films ultérieurs, les couleurs « chantent » – pour venir d’abord accentuer les sentiments des personnages, leur faire écho. C’est le rouge sang du papier peint qui fascine et agresse le regard dans ce court métrage, à la fois écho de la passion de l’héroïne et, par son excès, contrepoint à cette passion auto-destructrice. Le décor joue ici le même rôle que le chœur de la tragédie antique, à la fois amplification et interrogation critique de ce qui se joue sur la scène centrale. Plus explicite encore sur cette fonction du décor, des costumes et de la couleur seront Les Parapluies de Cherbourg et Une chambre en ville. En particulier une certaine fadeur si souvent reprochée à Demy par ses détracteurs : un certain rose, par exemple. Parmi d’autres, il caractérise deux personnages qui ne manquent pas de points communs : Madeleine dans Les Parapluies et Violette dans Une chambre en ville. Dévouée à la tante Élise, timide, effacée, Madeleine aime secrètement Guy et souffre de sa passion pour Geneviève. Le pull rose qu’elle porte lors d’une de ses premières apparitions au chevet d’Élise, c’est celui-là même qu’elle emballe dans sa valise après le décès de cette dernière, comme pour refouler à tout jamais son sentimentalisme simplet, sa façon de vivre l’amour sans jamais oser d’elle-même le moindre pas vers celui qu’elle aime. Le rose est à la fois le reflet de sa conception douceâtre de l’amour et sa critique : c’est au moment où elle le remballe que Guy lui demande de rester, de l’aider, bientôt de l’épouser. En même temps, en refusant de se déclarer la première, elle évite l’échec, attend qu’enfin Guy s’intéresse à elle, sait à chaque instant la précarité de son amour. Plus que Guy ou Geneviève, c’est elle qui « vit dangereusement », puisque le fragile équilibre sentimental et conjugal qu’elle a établi peut s’effondrer d’un moment à l’autre. Le rose qu’aime à porter Violette est du même ordre, quoique plus cynique – ou simplement plus sincère, c’est selon : sa conception de l’amour est tout aussi sentimentale, conjugale et familiale, mais elle se double d’une roublardise avouée (au moins à sa mère), puisqu’elle admet que le fait d’être enceinte de François Guilbaud (Richard Berry) est, dans son esprit, un moyen de le retenir. De reflet d’une sentimentalité apparemment mièvre, ce rose voudrait être aussi l’instrument d’un destin, sinon du destin. Dans un univers dominé par le tragique et aussi déterminé esthétiquement, dans une œuvre qui semble se boucler sur elle-même en une série de jeux de miroirs qui se réfléchissent les uns les autres, il était nécessaire qu’émerge cette question du destin. Et pourtant, le cinéma de Jacques Demy est de ceux qui – avec celui d’Éric Rohmer – nous donnent le plus le sentiment d’une immense liberté à la fois de récit, de ton, dans le comportement des personnages comme dans le jeu des acteurs. Paradoxe ? Sans doute pas. C’est que ce destin, avant d’être implacable (dans Une chambre en ville), semble se jouer des personnages : se rencontreront ? Se rencontreront pas ? Si Lola part avec Michel, à la fin de Lola, ce n’est pas sans se retourner vers Roland qui quitte Nantes dans le sens opposé : une autre vie, un autre destin, à l’opposé de l’idéal dont Lola a toujours rêvé, s’éloigne comme à regret. Lorsque Maxence (Jacques Perrin) monte dans le camion, à la fin des Demoiselles de Rochefort, est-ce bien celui où se trouve Delphine (Catherine Deneuve), « son idéal féminin » ? Rien ne le prouve vraiment et seul un autre film de Demy – désormais exclu – aurait pu le confirmer ou l’infirmer… Chaque fois que le destin semble s’appliquer, il laisse une part d’incertitude, d’indétermination, de ce qu’il faut bien appeler le « hasard ». Lorsqu’à la scène finale des Parapluies, Geneviève et Guy se trouvent mis en présence – hasard objectif ou acte manqué, laissons les spécialistes en décider –, tout peut encore arriver. Mais rien n’arrive. Leur destin est-il accompli ? Il est surtout accepté, ce qui est tout différent. C’est-à-dire que manque à chacun le désir prométhéen de se révolter contre les dieux. Le cinéma de Demy repose indéfiniment la question de la tragédie antique : l’homme est-il réellement la source de ses actes ? Leur véritable origine comme leurs prolongements ne demeurent-ils pas un mystère insondable pour lui ? Si, comme le pense Jean-Pierre Vernant, Œdipe demeure le héros tragique par excellence, à la fois déchiffreur d’énigmes et énigme pour lui-même, on ne s’étonnera pas que le mythe œdipien, par le biais de l’inceste, innerve toute l’œuvre de Demy, très explicitement même avec Peau d’âne et Trois places pour le 26. Car c’est finalement de l’au-delà des apparences futiles du quotidien que nous entretient le cinéma de Demy, d’un certain sens du sacré pourchassé au moyen du quotidien, du trivial, de l’obscène parfois, qui seul justifie une esthétique aussi singulière. Les petits bourgeois et les petites gens du peuple y dialoguent avec l’au-delà, tout naturellement, comme autrefois la tragédie antique permettait au peuple de la cité d’entrer en relation avec les dieux par le biais de ses héros mythiques descendus de leurs piédestaux.